Il pleut sur les coqs de bruyère
Il pleut sur les constellations de bouleaux blancs
Il pleut sur les charrues matinales barbouillées de terre glaise
Il pleut sur le pain chaud au sortir des fours visités d'un gros feu tranquille
Il pleut sur le poitrail des chevaux rubiconds
Il pleut à verse sur la pelouse des toits lacustres baignés de merles et de bouvreuils
Il pleut sur les femmes obstinées à emplir les églises par l'entonnoir des porches
Il pleut sur les planchers d'aiguilles de sapin sur l'escalier des mousses remuées de salamandres
Il pleut sur le lac tranquille des âmes simples
Il pleut sur les hommes lourds et muets
Je m'éveille
Et je m'assois sur les talus limpides
Et je m'installe sur la fesse des montagnes de laine
Et je compte
Et je compte
Las de l'exil
J'approche de la table, le banc
Et à la clarté des couteaux
Je laisse plonger en moi les racines du pain
Plus loin que les matins de globules rouges
Plus loin que le sang caillé des bruyères où rament les éperviers
Plus loin que les lièvres blancs et gris et que les cheminées qui reprennent haleine
Plus loin que les courts matins d'hiver qui voient passer dans l'œil des enfants la caresse des étangs sauvages
Plus loin que les chevaux qui hennissent rouge au cœur des patries effilochées
Plus loin que la végétation des colères inextricables qui lancent leurs lianes parmi les hommes en démolition
Plus loin que les migraines veloutées qui grattent et qui mordent
Plus loin que les aurores boréales brûlées de banquises à la rencontre des pays de rosée
Plus loin que les destins limés à ras de rotule
Plus loin que la braise flambante de l'œil
Le silence
Le champ clos du silence
La fermentation du silence
Qui butte contre les vitres
Hommes je vous parle d'un temps qui nous appartenait plus
Mais d'un temps artésien qui sourd au moindre coup de pioche
Je vous parle du temps où l'on bâtissait les forêts
Du temps où chaque fleur recevait des hommes le sel du langage
Du temps où cette terre était hantée d'un peuple solennel
C'était du temps où l'homme était un frère pour l'homme
Où les hommes se disaient bonjour du haut de leurs collines
Où les hommes chaque matin saluaient le lait de la pluie
J'ai compté
La rose du ciel vert
Les nasillements d'hirondelles à ras de cheminée
Les impulsions d'aubes feuillues chez les hommes qui naissent à eux-mêmes
La dépossession d'une patrie entière
Et au bout de l'océan
Les cocons de nuit
La course droite des sangliers
La plainte des moissons moisies tramées d'insectes vidés
Au bout de l'océan
Les campagnes fugueuses et les villages en quinconce débordant du fatras des moissons
Au bout de l'océan
Le poil humide des chevaux de cristal
Le corail des lavoirs et des sources
Les chiens roux lisses de sommeil
Au bout de l'océan
La machine des bocages explosifs
Les gradins de l'aurore parmi les arbres craquants
Au bout de l'océan
Le rire des sauterelles
Le maquis des congres et des lamproies
La connaissance ininterrompue de la mort
Au bout de l'océan
L'établissement des hommes lucides
Inventant une patrie délibérée
Dressant sur les promontoires des villes de pierre des animaux de chair
Au bout de l'océan
Les reflets battus d'oiseaux rares
Le sifflement de la vapeur dans les poumons et les poignets tendus
Au bout de l'océan
La confusion des paroles et des gestes
La Visitation d'étranges bêtes brûlantes agitées de soubresauts
La Visitation massive de boules de feu
Je te crie pays
Pour tes éblouissements d'yeux dardés
Pour tes contrebandes de chaleurs farouches
Tes généalogies engluées
Tes granits poreux et glacés
Je te crie pays
Pour tes fouillis de luzerne à fleur de peau
Tes pur-sang purulents qui verdoient de sulfure
Tes murs d'écurie écrasés par le coups de pied des chevaux
Pour vous tous qui êtes moi
Ou plus encore
Vous tous qui êtes plus que moi
Et je vous entends tourbillonner dans la dérive des silences giclés
Et je crie
Suicides mauves
Derrière les persiennes clauses
Enfants rachitiques que l'on repousse du bout du pied
Hommes qui traversez la vie comme on traverse un long tuyau humide
Paysans coagulés tronc à tronc conduisant de la voix les ruées des troupeaux
Soleils que l'on dirige à bout portant contre le cœur des chevaux
J'ai vu mourir dans la nuit blonde
Les enfants couleur de nacre et les filles brunes surgies du lait
J'ai vu tomber par touffes l'ardoise des toits inertes
J'ai vu proliférer les marécages aux lèvres des collines
Il faisait un temps de flammes vertes
Un temps de poussière d'acier
Un temps d'yeux germés
Et j'ai vu sous les portières du Ponant
S'effriter les enfants pâles et dilatés
Lourds héritages de fatigue
D'espoirs séquestrés
De forêts en gestation
Chroniques blettes de chanteurs vibrant dans la lumière des branches
Pays de paille grise
Pays d'humidité redoublant de violence
Pays d'attente et d'éboulis
Je contemple ce pays bâti de côtes et de criques
Cerné de climats douceâtres
Traqué de tourbes révolues
Outrepassé de tumeurs pâles et de pustules
Où il n'y a pas de place pour le paysan seigneur des terres immobiles
Pour le prolétaire en usine combattant les négoces et les engrenages féroces
Soudain nous prend en route
Le mal taillé en coin
Le mal qui vrille et qui taraude
Le mal qui fore et qui perfore
Le mal qui force chaque pore
Le mal mèche de tarière
Le mal douleur de vilebrequin
Le mal du pays natal
Mes frères, mes frères
Hommes brûlants plantés d'épines
Hommes tranchants à l'écoute des séismographes
Hommes de mon pays et d'ailleurs
Buvez aux geysers de l'humanité
Appareillez pour de grands hommes lourds de justice
Rassemblez vos propos acérés depuis la pulsation des estuaires
Jusqu'aux profondeurs de l'étable
Hommes simples assis dans votre étable fermée
Hommes empêtrés de tabous et d'interdits
Je vous entends pourtant crépiter dans les flammes dévorantes de l'esprit
Hommes liges des talus en transe et des villages abandonnés
Hommes brodés urinant le long des fossés
Hommes de vieilles candeurs célébrant des divinités aux joues roses et fanées
Et vous aussi, hommes des villes collectionneurs de meubles et d'ustensiles
Hommes émaciés pourrissant sur la muqueuse des villes étrangères
Vous partagez nos démangeaisons de liberté
Hommes puissants disputant la sérénité de l'orgue et des esplanades
Hommes croustillants héritiers de toutes lèpres et de toutes famines
Hommes trop humiliés les poings fermés de fureur
Terrés dans le tanin de vos chairs meurtries
Il n'y a pas de passé en Bretagne
Seulement un imperceptible mouvement des lèvres
Au détour de petites phrases anodines et friables
Seulement un présent de grossières en justice
Un avenir barré de violence et de poussière
Il n'y a pas de passé en mon pays
Sinon un bourdonnement d'hommes réfractaires
Je revois les genêts sur l'urine sèche
Les manoirs de quartz entourés de haies
Mais je ne peux m'asseoir longtemps dans l'herbe
Les déportations massives continuent
Nous avons chaud à nos fleuves
Nous avons chaud à nos relents d'alcool
Nous sommes un peuple hauts fourneaux
Un peuple coulé d'aubépine
Nous ne capitulons pas
Je m'arrête près des herses et des rouleaux
Je mâche mes premières pousses de liberté
J'ouvre l'éventail des champs labourés
Et notre peuple accompli soudain des révolutions étincelantes à la face du monde
Un peuple vaincu s'exerce au maniement des marées montantes
Je les vois qui s'assemblent tous sur les places
Bûcherons de l'aube arrimés aux cotres du soleil
Défricheurs herbus et ruminants jetant les grappins dans un passé interdit
Ecoliers ternes et appliqués établissant soudain des relations de cause à effet
Ouvriers analogues s'éveillant avec lenteur au creux des faubourgs crispés
Grappes de femmes lourdes enracinées dans la douleur des hommes
Ouvriers en grève exigeant droit de regard et de pression sur les tubulures du pays
Colleurs d'affiches, vendeurs de journaux, distributeurs de tracts, porteurs de pancartes
Etudiants insolents et nerveux se dérobant avec véhémence
Aux haleines fétides, aux visages craquelés
Ecoliers rieurs éprouvant du pied le fragile équilibre de l'eau et du feu
Syndicalistes vingt fois licenciés aux gestes robustes d'hommes mesurant l'éternité
Paysans matraqués à bas de leur tracteur qui le soir sortent les livres précieux sur la table
Vous êtes la Bretagne qui vient au feu
Vous êtes la Bretagne qui s'ouvre aux vents du monde
Aujourd'hui je vous le dis
Nous allons procéder à des glissements de terrain
Il y aura des sursauts de lumière dans le brouillard des solitudes
Et l'angle des fenêtres écumera de fougères
Alors, nous nous installerons dans l'odeur des charpentes et le soulèvement des toitures
Pour des émeutes de tendresse
Aujourd'hui je vous le dis
Un peuple nouveau émerge lentement qui se ménage des moissons exemplaires
Un peuple nouveau se dégage des siècles gluants
Ce pays chloroformé
Ce pays bruissant d'espoirs clandestins
Rouvre les yeux sur les banlieues surmarines
Que naissent en moi les pluies câlines
Pour humecter les campagnes polychromes
Que saignent les fougères fripées pour le plaisir des hommes qui tâtonnent
Qu'éclatent les bouches captives de mon peuple enfanteur d'hirondelles
Que se redressent les maisons arrachées à la matrice des frondaisons liquides
Que s'éveille mon peuple aux quatre coins du monde matinal