Il est banal de rappeler que l’art est avant tout la splendeur vivante de la forme. En poésie, comme en peinture, le style n’est pas seulement tout l’homme, il est presque toute l’œuvre. Je dois donc, pour compléter cette étude, apprécier Nelligan à ce point de vue, rechercher sa filiation littéraire, analyser sa langue poétique dans ses éléments constitutifs: phrase, image, rythme et prosodie, le juger en un mot comme styliste et comme écrivain.
Ici, je suis à l’aise pour louer notre jeune poète, avec seulement quelques réserves; —car sa gloire est surtout d’avoir fondu une pensée parfois hésitante et impersonnelle dans un moule précieux et rare. C’est par là surtout que son œuvre, en tenant compte des circonstances, revêt un caractère prestigieux, qu’on y voit éclater quelque chose de plus que le talent, que l’aptitude, que l’habileté acquise: je veux dire le don, ce présent direct et purement gratuit de la mystérieuse Nature.
Car, je l’ai dit plus haut, Nelligan n’a rien appris, et la grammaire pas plus que le reste. Cela se voit, il faut l’avouer, en plus d’une page de ses écritures. La syntaxe n’est pas son fort, et ce fut un malheur pour lui d’être venu au monde avant la simplification de l’orthographe. Mais ce qui étonne, c’est qu’il possède avec cela un vocabulaire d’une éblouissante richesse; c’est que sous sa plume abondent les tournures délicates et savantes; c’est que cet étranger connaît toutes les finesses d’une langue dont il ignore le rudiment. De là résulte un curieux mélange de naïvetés grammaticales et de raffinements stylesques. Les unes sont de l’écolier paresseux et peu ferré sur les participes; les autres de l’artiste instinctif, que guide une science quasi infuse.
Quant à ses parentés littéraires, elles sont multiples et fort diverses. On s’est habitué à voir en lui un décadent, un tenant de l’école dont Rimbaud, Mallarmé, Verlaine furent les coryphées, et qui de Rodenbach à Viellé-Griffin, a compté depuis d’illustres représentants. L’on ne peut nier, en effet, qu’il ait subi l’influence de ces hardis créateurs de formules nouvelles. Il se peut même que le symbolisme pur ait inspiré telle ou telle pièce comme La belle Morte, d’une prosodie irrégulière et d’une étrangeté voulue:
«Ah! la belle morte! elle repose.
En Éden blanc un ange la pose.
Elle sommeille emmi les pervenches
Comme en une chapelle aux dimanches.
Ses cheveux sont couleur de la cendre;
Son cercueil on vient de le descendre.
Et ses beaux yeux verts que la mort fausse
Feront un clair de lune en sa fosse.»
C’est encore un ressouvenir de Verlaine, et même du point extrême par où le verlainisme touche à la fumisterie, que cette fin du sonnet intitulé: Les Corbeaux.
«Or, cette proie échue à ces démons des nuits,
N’était autre que ma vie en loque, aux ennuis
Vastes qui vont tournant sur elle ainsi toujours,
Déchirant à larges coups de bec, sans quartier,
Mon âme, une charogne éparse au champ des jours,
Que ces vieux corbeaux dévoreront en entier.»
Mais il y a pourtant entre le style de Nelligan et les procédés de «l’art futur» des divergences essentielles. Dans un livre très convaincu et très ferme qu’il vient d’écrire à la défense de la Poésie Nouvelle, Mr Beaunier réduit à deux les oppositions radicales entre l’école symboliste et l’école parnassienne, sa rivale la plus en vue. Celle-ci, dit-il, s’attache à la notation directe des choses, par le trait net, exact et précis; celle-là exprime les choses par leurs reflets, leurs signes, leurs équivalents et leurs symboles. —L’une pousse jusqu’au scrupule la perfection de la rime et de la prosodie; elle affectionne les formes fixes, qui asservissent le poète aux lois de rythmes compliqués et difficiles. —L’autre a pour formule le vers libre, dégagé de toutes les règles traditionnelles, remplaçant la rime par l’assonance et gardant dans le choix et la combinaison des rythmes l’indépendance la plus entière.
Or il est aisé de voir que Nelligan, souvent symboliste par sa conception des entités poétiques, est presque toujours parnassien par leur expression. Il a le goût très vif de cette musique savante à laquelle les «jeunes» voudraient substituer la simple voix des brises et des flots. Il n’a jamais suivi ce précepte capital de l’Art poétique de Verlaine:
«Mais avant tout préfère l’impair
Plus vague et plus soluble dans l’air,
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.»
Il rime le vieil alexandrin, avec les seules licences autorisées par Hugo, et il le rime richement, royalement même, à la façon de Banville, de Gautier, et de Hérédia. Le sonnet et le rondel, ces formes classiques par excellence, ont toutes ses prédilections.
Ainsi, de ses attaches symbolistes et de son culte parnassien, naît une originalité composite, assez bien balancée toutefois, et qui embrasse et élargit l’un et l’autre genre. Jardin d’antan est, ce me semble, un exemple typique de cet alliage:
«Rien n’est plus doux aussi que de s’en revenir,
Comme après de longs ans d’absence,
Que de s’en revenir
Par le chemin du souvenir
Fleuri de lys d’innocence
Au jardin de l’Enfance.
Au jardin clos, scellé, dans le jardin muet
D’où s’enfuirent les gaîtés franches,
Notre jardin muet,
Et la danse du menuet
Qu’autrefois menaient sous branches
Nos sœurs en robes blanches.
Aux soirs d’avrils anciens, jetant des cris joyeux,
Entremêlés de ritournelles,
Avec des lieds joyeux,
Elles passaient, la gloire aux yeux,
Sous le frisson des tonnelles
Comme en les villanelles.
Cependant que venaient, du fond de la villa,
Des accords de guitare ancienne,
De la vieille villa,
Et qui faisaient deviner là,
Près d’une obscure persienne,
Quelque musicienne.
Mais rien n’est plus amer que de penser aussi
À tant de choses ruinées!
Ah! de penser aussi,
Lorsque nous revenons ainsi
Par des sentes de fleurs fanées
À nos jeunes années…, etc.»
Quelquefois, sans doute, les deux personnages ne se fondent pas assez bien. Le parnassien domine au recto, et le décadent au verso de la même page. Ainsi il y a de la distance entre la fluidité vague des vers qui précèdent, et la touche précise et fortement accentuée de ceux-ci:
«Je remarquais toujours ce grand Jésus de plâtre
Dressé comme un pardon au seuil du vieux couvent,
Échafaud solennel à geste noir, devant
Lequel je me courbais, saintement idolâtre.
Or, l’autre soir, à l’heure où le cri-cri folâtre,
Par les prés assombris, le regard bleu rêvant,
Récitant Éloa, les cheveux dans le vent,
Comme il sied à l’éphèbe esthétique et bellâtre;
J’aperçus, adjoignant des débris de parois,
Un gigantesque amas de lourde vieille croix
Et de plâtre écroulé parmi les primevères.
Et je restai là, morne, avec des yeux pensifs,
Et j’entendais en moi des marteaux convulsifs
Renfoncer les clous noirs des intimes Calvaires.»
Sans doute, avec le temps, Nelligan eût conquis pour son style une unité plus forte, et, de ses diverses tendances, plus fermement équilibrées, se fût fait un moule vraiment personnel et définitif.
Quoi qu’il en soit, il était et fût resté un grand musicien de syllabes. On le prend souvent en défaut d’inspiration et même de sens, jamais en défaut d’harmonie. Il connaît la valeur exacte des sons et leurs plus subtiles nuances. Il tire un parti habile et sûr de tous les artifices de la cadence poétique. J’aime à le citer à ce point de vue, car c’est un maître. Abstraction faite de l’évocation intime, quoi de plus neuf comme agencement musical que ces deux strophes:
«Ah! comme la neige a neigé!
Ma vitre est un jardin de givre.
Ah! comme la neige a neigé!
Qu’est-ce que le spasme de vivre
À la douleur que j’ai, que j’ai!
Tous les étangs gisent gelés.
Mon âme est noire: où vais-je? où vis-je?
Tous ses espoirs gisent gelés.
Je suis la nouvelle Norvège
D’où les blonds ciels s’en sont allés.»
Je trouve encore un charme troublant et bizarre, pour l’âme autant que pour l’oreille, dans la fantaisie intitulée Five o’clock:
«Comme Litz se dit triste au piano voisin!
Le givre a ciselé de fins vases fantasques,
Bijoux d’orfèvrerie, orgueils de Cellini,
Aux vitres du boudoir, dont l’embrouillamini
Désespère nos yeux de ses folles bourrasques.
Comme Haydn est triste au piano voisin!
Ne sors pas! Voudrais-tu défier les bourrasques,
Battre les trottoirs froids par l’embrouillamini
D’hiver. Reste. J’aurai tes ors de Cellini,
Tes chers doigts constellés de deux bagues fantasques.
Comme Mozart est triste au piano voisin!
Le Five O’clock expire en mol ut crescendo,
—Ah! qu’as-tu? tes chers cils s’amalgament de perles.
—C’est que je vois mourir le jeune espoir des merles
Sur l’immobilité glaciale des jets d’eau.
sol, la, si, do.
—Gretchen, verse le thé aux tasses de Veddo.»
Et ce novice, qui fait sonner de façon si experte le cliquetis des mots, excelle aussi, mérite beaucoup plus rare, à allumer au choc des pensées l’image étincelante et neuve. Comme les grands poètes de tous les temps, il voit les choses les plus vieilles sous des angles inaperçus: il y saisit des rapports très lointains, très indirects, qui frappent pourtant par leur simplicité et leur justesse. Il renouvelle l’arsenal usé de la métaphore, et du lieu commun lui-même sait faire une conception personnelle et une création. Ennemi-né de la banalité dans l’art, il cherche toujours le mot typique, le trait expressif, la comparaison imprévue, la sensation raffinée, le coup de pinceau qui fait éclair, la touche subtile qui remuera dans l’âme quelque corde non encore atteinte. Et ce louable effort réussit souvent: la fuite du «convenu» ne le fait pas verser dans l’inintelligible, ressource des talents inférieurs; et le poète, en frais d’images, a des ingéniosités de bon aloi et des trouvailles de génie.
Il a, quand il le veut, l’image épique et romanesque de Hugo:
«Et depuis, je me sens muré contre le monde,
Tel un prince du Nord que son Kremlin défend.
Et je revis encore avec ce qui fut là
Quand les soirs nous jetaient de l’or par les persiennes.
Et parfois, tout ravis, dans nos palais de foin,
Nous déjeunions d’aurore et nous soupions d’étoiles.»
Il a l’image éclatante et précise des fins ciseleurs du Parnasse:
«Je rêve de marcher comme un conquistador,
Haussant mon labarum triomphal de victoire,
Vers des assauts de ville aux tours de bronze et d’or.
Ils défilent, au chant étoffé des sandales,
Le chef bas, égrenant de massifs chapelets.
Maître, quand j’entendis, de par tes doigts magiques,
Vibrer ce grand nocturne, à des bruits d’or pareil.»
Plus souvent, c’est l’image plus indécise, mais aussi plus évocatrice, dont Rodenbach surtout a joué avec virtuosité si rare; l’image symbolique, dont la sensation se prolonge, dont le sens se creuse et s’étend dans les lointains de l’âme, y éveillant par sa note profonde toute une gamme d’harmoniques aiguës:
«Le soir sème l’Amour, et les Rogations
S’agenouillent avec le Songe.
Ma voix t’appelle, ô sœur! mais ta voix d’or m’élude.
Lucile est morte hier, et je sanglote, étant
Comme une cloche vaine en une solitude.
Comme il est douloureux de voir un corbillard
Traîné par des chevaux funèbres, en automne,
S’en aller cahotant au chemin monotone.
Là-bas, vers quelque gris cimetière perdu
Qui lui-même comme un grand mort gît étendu…
Alors que dans ta lande intime tu rappelles,
Mon cœur, ces angelus d’antan, fanés, sans voix,
Tous ces oiseaux de bronze envolés des chapelles!
Octobre étend son soir de blanc repos
Comme une ombre de mère morte.»
Ou bien, originale encore, l’image relève de l’observation pure et simple, de la réalité perçue par un œil d’artiste singulièrement attentif et pénétrant.
«L’hiver de son pinceau givré barbouille aux vitres
Des pastels de jardin de roses en glaçons.
Seuls, des camélias, dans un glauque bocal,
Ferment languissamment leurs prunelles câlines.
De grands chevaux de pourpre erraient, sanguinolents.
Par les célestes turfs, et je tenais, tremblants.
Tes doigts entre mes mains comme un nid d’oiseaux blancs.»
Aviez-vous songé que les vieux toits, par un soir d’hiver, ressemblent à une armée de vétérans, au casque à poil blanchi par la neige, et portant droit leurs cheminées en guise de mousquets? Nelligan a fait, lui, cette étonnante constatation:
«Casqués de leurs shakos de riz.
Vieux de la vieille au mousquet noir,
Les hauts toits, dans l’hivernal soir.
Montent la consigne à Paris.»
Parfois l’analogie, à force d’être inédite, est bien un peu tirée, et la diction prétentieuse. Voici, par exemple, une manière unique de mendier les faveurs d’une belle maîtresse:
«Veux-tu m’astraliser la nuit?»
Voici une façon non moins rare de prier une jeune fille de ne pas regarder par la fenêtre:
«Loin des vitres! clairs yeux dont je bois les liqueurs.
Et ne vous souillez pas à contempler les plèbes!»
Voici une peinture ultra-pittoresque de trois perroquets empaillés sur une console:
«Tel un trio spectral de pailles immobiles.
Sur la corniche où vibre un effroi de sébiles,
Se juxtaposera leur vieille intimité.»
Et c’est une allusion symbolique, oh! combien! que cette morale à propos d’un soulier, dernier souvenir d’une morte:
«Mon âme est un soulier percé!»
Encore y a-t-il là quelque chose de trouvé, et que tout le monde n’eût pas trouvé. Je voudrais que Nelligan n’eût jamais fait pis, qu’il n’eût jamais traîné par les cheveux l’image embarrassée et pénible, l’image ronflante et déclamatoire. Cela lui arrive pourtant, dans ses mauvais jours. Ne baptise-t-il pas notre ami Gill:
«Jumeau de l’idéal, ô brun enfant d’Apelle!»
Et ne poursuit-il pas, trois vers durant, cette insipide métaphore:
«Je plaque lentement les doigts de mes névroses,
Chargés des anneaux noirs de mes dégoûts mondains
Sur le sombre clavier de la vie et des choses.»
Mais il n’est bon cheval qui ne bronche, ni bon poète qui ne divague. Ces faiblesses sont l’exception: en général l’image jaillit alerte et bien frappée, forte et juste: et, mieux que tout le reste, cette faculté d’imaginer en neuf consacre le talent poétique de Nelligan, le place peut-être hors de pair dans notre pléiade naissante.
IV was written by Émile Nelligan & Louis Dantin.