II Annotated

J’ai tracé le profil du poète: j’en viens à esquisser la physionomie de l’œuvre. Et d’abord, quelle idée l’inspire et la domine? Quelle philosophie s’en dégage? Y a-t-il, dans ces deux ou trois mille vers de thèmes et d’allures si variés, un but poursuivi, une pensée maîtresse, une théorie quelconque sur l’âme, sur la vie, sur la société, sur l’art? Personne n’eût été plus embarrassé de le dire que Nelligan lui-même. En fait, l’art n’eut jamais pour lui aucun dessous; il fit de la poésie comme le rossignol fait des trilles, sans y entendre plus de malice. Et comme la poésie est un peu partout, il y a dans cette poésie un peu de tout. Il y a de la foi et du doute, de l’adoration et du blasphème, de l’amour et de la révolte, de la pitié et du mépris. C’est une mosaïque d’idées dont la marqueterie bizarre admet tous les contrastes, un réseau qui s’emmêle en labyrinthe, un corps chimique dont les atomes, violemment appariés, se heurtent et s’excluent.

Il est croyant jusqu’à la dévotion, et il chante la communion de Pâques avec la ferveur d’une pensionnaire:
«Douceur, douceur mystique! ô la douceur qui pleut!
Est-ce que dans nos cœurs est tombé le ciel bleu?

Tout le ciel, ce dimanche, à la messe de Pâques,
Dissipant le brouillard des tristesses opaques;

Plein d’Archanges, porteurs triomphaux d’encensoirs,
Porteurs d’urnes de paix, porteurs d’urnes d’espoirs…

Serait-ce qu’un nouvel Éden s’opère en nous,
Pendant que le Sanctus nous prosterne à genoux,

Et pendant que nos yeux, sous les lueurs rosées.
Deviennent des miroirs d’âmes séraphisées?…»
Tournez la page: Voici la Mort de la Prière et le poète, oubliant soudain son Credo, se dit hypnotisé par Voltaire, qu’entre nous il n’a jamais lu:
«Il entend lui venir, comme un divin reproche,
Sur un thème qui pleure, angéliquement doux,
Des conseils l’invitant à prier… une cloche!
Mais Arouet est là, qui lui tient les genoux.»
Il entend bien aller au ciel, en compagnie de Cécile, sa sainte bien-aimée:
«Je ne veux plus pécher, je ne veux plus jouir,
Car la sainte m’a dit que pour encor l’ouir,
Il me fallait vaquer à mon salut sur terre.

Et je veux retourner au prochain récital
Qu’elle me doit donner au pays planétaire,
Quand les anges m’auront sorti de l’hôpital.»
Mais s’il se fourvoie en enfer, il prendra la chose gaiement:
«Puisque le Ciel me prend en grippe,
(N’ai-je pourtant assez souffert?)
Les pieds sur les chenets de fer,
Devant un bock, rêvons, ma pipe.

Preste, la mort que j’anticipe
Va me tirer de cet enfer
Pour celui du vieux Lucifer.
Soit! nous fumerons chez ce type.

Les pieds sur les chenets de fer.»
Il paraît adorer les moines et moinesses, et il célèbre le Bénédictin mourant et les Carmélites:
«Parmi le deuil du cloître, elles vont, solennelles,
Et leurs pas font courir un frisson sur les dalles
Cependant que, du bruit funèbre des sandales,
Monte un peu la rumeur chaste qui chante en elles.»
Néanmoins, voici le portrait peu flatté qu’il trace de la vie contemplative:
«Leur visage est funèbre, et dans leurs yeux sereins
Comme les horizons vastes des cieux marins,
Flambe l’austérité des froides habitudes.

L’imposture céleste emplit leur large esprit:
Car seul l’Espoir menteur creusa les solitudes
De ces silencieux spectres de Jésus-Christ.»
Pour comble, et pour montrer combien, au fond, tout cela lui est parfaitement égal, ce dernier tercet, à son tour, se transforme ainsi dans une rédaction postérieure:
«La lumière céleste emplit leur large esprit,
Car l’Espoir triomphant creusa les solitudes
De ces silencieux spectres de Jésus-Christ.»
Espoir menteur, espoir triomphant, c’est pour cet artisan de rimes une simple question d’épithètes. Puis, comme il a l’oreille très fine, et qu’il s’entend comme pas un à la nuance, au lieu du titre primitif de la pièce: Les Moines noirs, évoquant une idée d’ignorance et de ténèbres, ce sera désormais: Les Moines blancs, où flotte une vision d’idéal et de clarté. Voilà bien, à la lettre, soutenir le blanc et le noir; mais l’harmonie est sauve, et c’est l’essentiel.

Nelligan se contredit ainsi sans respect humain chaque fois qu’il aborde une thèse quelconque. Voyant tout au point de vue de l’effet, du pittoresque, il peut fixer dans ses tableaux les aspects les plus contraires des choses: ce ne sont à ses yeux que jeux d’ombre et de lumière. Il n’y a rien en lui d’un poète philosophe comme Vigny ou Sully-Prud’homme, rien d’une poète moraliste ou humanitaire comme Hugo ou Coppée. Sa fantaisie est son dogme, sa morale et son esthétique, ce qui revient à n’en pas avoir du tout. S’il parle, c’est pour exprimer, non des idées dont il n’a cure, mais des émotions, des états d’âme, et parmi ces états, tout ce qu’il y a de plus irréel, de plus vague et de moins réductible aux lois de la pensée. Il a lui-même noté ce trait typique de son esprit dans des vers d’une imprécision délicieuse:
«Ma pensée est couleur de lumières lointaines,
Du fond de quelque crypte aux vagues profondeurs;
Elle a l’éclat parfois des subtiles verdeurs
D’un golfe où le soleil abaisse ses antennes.

En un jardin sonore, au soupir des fontaines,
Elle a vécu dans les soirs doux, dans les odeurs;
Ma pensée est couleur de lumières lointaines.
Du fond de quelque crypte aux vagues profondeurs.

Elle court à jamais les blanches prétentaines,
Au pays angélique où montent ses ardeurs;
Et, loin de la matière et des brutes laideurs,
Elle rêve l’essor aux célestes Athènes.

Ma pensée est couleur de lunes d’or lointaines.»
Bien malin qui tirera de là une doctrine, et qui fera un bloc de cette poussière d’idées, Mais aussi, comme l’idée importe peu quand la fantaisie s’envole avec cette subtilité, cette grâce, et se rythme en aussi délicates sonorités. Nous avons ici, c’est clair, de la musique pure: c’est comme la transcription en notes prosodiques d’une Romance sans paroles de Mendelssohn. Et tout notre poète est là. Cette lacune énorme, l’absence d’idées, devient chez lui presque du génie. L’idée absente laisse toute la place aux effluves du sentiment et aux richesses de la ciselure. Si l’œuvre d’art n’est pas un bas-relief où l’histoire se grave en traits définis et fermes, c’est un camée où Benvenuto, de la fine pointe du stylet, trace un enroulement de chimères.

Cette nullité d’idées, philosophiques ou autres, dispense Nelligan de toute érudition sérieuse. En fait, sa culture historique, scientifique, artistique même, tient toute dans un lobe de l’arrière-fond de son cerveau. Il n’a lu que les poètes, et il ne sait de toutes choses que ce qu’il en apprend chez eux.

De là, des ignorances et des bévues qui font sourire. Les notions, incomplètes, se mêlent un peu dans sa tête, aussi prompte à saisir que peu apte à creuser et à classer.

Il aime la musique, d’une passion que je crois sincère, car cet art est frère de son rythme et de sa mélancolie.

«Rien ne captive autant que ce particulier
Charme de la musique où ma langueur s’adore.»
Mais s’il en vient à nommer ses maîtres de choix, il placera au même rang, sans souci d’accoler des antipodes, Litz, Mozart, Chopin, Haydn, Paderewski. Je le soupçonne, au fond, de les ignorer tous et de n’en parler que par oui-dire. Ces noms, évidemment, n’ont pour lui rien de très précis; ils n’offrent aucun sens d’école ou de genre différents: ils sont synonymes de musique et voilà tout.

De même pour la peinture. Rubens, le peintre des lourdeurs flamandes, le joyeux compère à la verve rabelaisienne et sanguine, est sous sa plume une espèce d’Angelico idéaliste. S’il veut sonnettiser Gretchen la pâle, il dira:
«Elle est de la beauté des profils de Rubens
Dont la majesté calme à la sienne s’incline.»
Les profils de Rubens sont d’une majesté de matrones repues, et, en fait de pâleur, ont celle des lendemains d’orgie. Mais passons. Nelligan avait dix-neuf ans, et n’avait jamais vu le Louvre. Ces inexpériences trahissent la jeunesse, et rien de plus.

Ce qui est plus grave, et l’eût aisément détourné de sa vraie voie, c’est que, voulant, malgré tout, «avoir des idées,» il se soit parfois contenté de celles d’autrui. Non pas qu’il ait plagié personne: j’ai cherché vainement, en feuilletant son œuvre, à le surprendre là-dessus; — mais il a imité, au hasard de ses lectures et de ses réminiscences. Il a emprunté à d’autres poètes, non des formes, mais des sujets, des inspirations dont il n’avait que faire, au lieu de cultiver sa riche et puissante originalité. Il s’est cru obligé d’écrire, après Hérédia, des «sonnets impassibles,» et après Richepin, de petits Blasphèmes. Il a offert en libation à Rollinat l’Idiot putride. Si encore il ne s’inspirait que d’auteurs apparentés à son talent! Mais il imite Coppée, mais il imite Veuillot! Je lui prêtai un jour les Couleuvres, et je ne sais pourquoi il fut frappé d’un morceau médiocre intitulé: Pierre Hernschem, Ce dernier nom, sans doute, lui parut d’un éternuement délicat et le ravit par son exotisme. Le lendemain, Nelligan m’arrivait avec la Mort du Moine, un pur décalque! Hernschem était devenu Wysinteiner, et avait échangé la coulle de Saint-Dominique pour le capuce de saint-Benoît: ce n’était vraiment pas la peine. Je refusai d’avaler cette fausse couleuvre.

Il a dédié à Coppée ses Balsamines: il n’est que juste qu’elles lui retournent, car elles viennent de lui; j’entends, par la donnée, par la mièvrerie sentimentale, non par le style, qui s’entrave ici d’une solennité lourde.

Il a commis souvent de ces emprunts maladroits, quoique honnêtes. Ils sont toujours reconnaissables: ils n’ont pas jailli de source, ils manquent de sincérité et sont décidément inférieurs. Nelligan n’est plus rien qui vaille quand il n’est pas pleinement lui-même.

Je coudrais dans ce sac, pour les vouer au fleuve d’oubli, cinq ou six bergeries qui semblent procéder de Laprade, et la bonne moitié de ces «intérieurs» ayant la prétention de nous ouvrir, dans le moindre bahut ou la plus banale horloge, des mystères sans fond. Cette poésie du mobilier a pu inspirer de jolies pièces, mais elle est artificielle et bien usée. Nelligan ne l’a pas toujours rajeunie. Toutefois, il a dans ce genre une Vieille armoire passable, un Potichesuffisamment égyptien, et surtout un Éventail de facture achevée, qui, à lui seul, ferait pardonner tous les autres:
«Dans le salon ancien à guipure fanée
Où fleurit le brocart des sophas de Niphon.
Tout peint de grands lys d’or, ce glorieux chiffon
Survit aux bals défunts des dames de lignée.

Mais, ô deuil triomphal! l’autruche surannée
S’effrange sous les pieds de bronze d’un griffon.
Dans le salon ancien à guipure fanée
Où fleurit le brocart des sophas de Niphon.»
C’est pittoresque comme détail et impeccable comme prosodie: le plus scrupuleux des parnassiens signerait cela.

Je regrette que Nelligan n’ait pas au moins démarqué la part imitative de son œuvre en donnant un cachet canadien à ses ressouvenirs étrangers, ou, plus généralement, qu’il n’ait pas pris plus près de lui ses sources habituelles d’inspiration. Sa poésie y eût gagné, certes, en personnalité et en vérité. Pourquoi tous ces bibelots de Saxe, et tous ces vases étrusques, et toutes ces dentelles de Malines? Pourquoi sa tristesse même est-elle toujours hantée du souvenir de Baudelaire, de Gérard de Nerval et autres «poètes maudits?» S’il fallait imiter ces grands hommes, c’était en chantant, à leur exemple, la nature et les âmes qui l’entouraient, et avant tout son propre cœur. L’essai d’un art indépendant et franchement national n’a pas encore été, chez nous, sérieusement tenté. Nous avons des artistes qui font rouler les strophes avec une belle majesté, d’autres qui sertissent les syllabes en orfèvres patients et habiles; mais que n’emploient-ils leur talent à dire notre nature canadienne, la beauté typique de nos fleuves, de nos forêts, la grâce ou l’horreur de nos paysages? Je ne vois partout que des sonnets turcs ou magyars, sans compter ceux qui ne sont d’aucun pays. Il me semble que le sonnet iroquois aurait bien aussi sa saveur, et que Peribonka, Michilimakinac, seraient d’assez bons prétextes à la rime rare. Après tout, nous ne décrirons pas l’Orient mieux que Loti, ni l’Inde mieux que Leconte de Lisle: mais nous pouvons enchâsser dans des vers flambant neufs le frisson de nos glaces, le calme de nos lacs immenses, la gaieté blanche de nos foyers; et l’absence même de prédécesseurs et de modèles nous forcera d’être nous-mêmes. Et l’âme canadienne, tout en étant moins compliquée que d’autres, n’a-t-elle pas aussi ses mystères, ses amours, ses mélancolies, ses désespérances? — Je ne prêche pas ici le patriotisme: je parle au point de vue purement littéraire, et je crois qu’en négligeant les sources d’inspiration nationale, nos auteurs se ferment le chemin de l’originalité vraie et complète.

Il n’y a que Pamphile Lemay, que je sache, dont la vision poétique se soit nettement restreinte aux hommes et aux choses de notre pays: malheureusement, chez lui, la forme n’est pas toujours à la hauteur de la pensée. Nelligan, lui, avait la forme, et eût pu nous donner une œuvre nationale d’une entière et vivante nouveauté.

II Q&A

Who wrote II's ?

II was written by Émile Nelligan & Louis Dantin.

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