Molière
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DOM JUAN, DOM CARLOS, SGANARELLE.
SGANARELLE.- Mon maître est un vrai enragé d’aller se présenter à un péril qui ne le cherche pas, mais, ma foi, le secours a servi, et les deux ont fait fuir les trois.
DOM CARLOS, l’épée à la main.- On voit par la fuite de ces voleurs de quel secours est votre bras, souffrez, Monsieur, que je vous rende grâce d’une action si généreuse, et que...
DOM JUAN, revenant l’épée à la main.- Je n’ai rien fait, Monsieur, que vous n’eussiez fait en ma place. Notre propre honneur est intéressé dans de pareilles aventures, et l’action de ces coquins était si lâche, que c’eût été y prendre part que de ne s’y pas opposer, mais par quelle rencontre vous êtes-vous trouvé entre leurs mains ?
DOM CARLOS.- Je m’étais par hasard égaré d’un frère, et de tous ceux de notre suite, et comme je cherchais à les rejoindre, j’ai fait rencontre de ces voleurs, qui d’abord ont tué mon cheval, et qui sans votre valeur en auraient fait autant de moi.
DOM JUAN.- Votre dessein est-il d’aller du côté de la ville ?
DOM CARLOS.- Oui, mais sans y vouloir entrer, et nous nous voyons obligés mon frère et moi à tenir la campagne pour une de ces fâcheuses affaires qui réduisent les gentilshommes à se sacrifier eux et leur famille à la sévérité de leur honneur, puisque enfin le plus doux succès en est toujours funeste, et que si l’on ne quitte pas la vie, on est contraint de quitter le royaume, et c’est en quoi je trouve la condition d’un gentilhomme malheureuse, de ne pouvoir point s’assurer sur toute la prudence et toute l’honnêteté de sa conduite, d’être asservi par les lois de l’honneur au dérèglement de la conduite d’autrui, et de voir sa vie, son repos, et ses biens dépendre de la fantaisie du premier téméraire, qui s’avisera de lui faire une de ces injures pour qui un honnête homme doit périr.
DOM JUAN.- On a cet avantage qu’on fait courir le même risque, et passer aussi mal le temps à ceux qui prennent fantaisie de nous venir faire une offense de gaieté de cœur. Mais ne serait-ce point une indiscrétion que de vous demander quelle peut être votre affaire ?
DOM CARLOS.- La chose en est aux termes de n’en plus faire de secret, et lorsque l’injure a une fois éclaté, notre honneur ne va point à vouloir cacher notre honte, mais à faire éclater notre vengeance, et à publier même le dessein que nous en avons. Ainsi, Monsieur, je ne feindrai point de vous dire que l’offense que nous cherchons à venger, est une sœur séduite et enlevée d’un couvent, et que l’auteur de cette offense est un Dom Juan Tenorio, fils de Dom Louis Tenorio. Nous le cherchons depuis quelques jours, et nous l’avons suivi ce matin sur le rapport d’un valet, qui nous a dit qu’il sortait à cheval accompagné de quatre ou cinq, et qu’il avait pris le long de cette côte, mais tous nos soins ont été inutiles, et nous n’avons pu découvrir ce qu’il est devenu.
DOM JUAN.- Le connaissez-vous, Monsieur, ce Dom Juan dont vous parlez ?
DOM CARLOS.- Non, quant à moi. Je ne l’ai jamais vu, et je l’ai seulement ouï dépeindre à mon frère, mais la renommée n’en dit pas force bien, et c’est un homme dont la vie...
DOM JUAN.- Arrêtez, Monsieur, s’il vous plaît, il est un peu de mes amis, et ce serait à moi une espèce de lâcheté que d’en ouïr dire du mal.
DOM CARLOS.- Pour l’amour de vous, Monsieur, je n’en dirai rien du tout, et c’est bien la moindre chose que je vous doive, après m’avoir sauvé la vie, que de me taire devant vous d’une personne que vous connaissez, lorsque je ne puis en parler sans en dire du mal : mais quelque ami que vous lui soyez, j’ose espérer que vous n’approuverez pas son action, et ne trouverez pas étrange que nous cherchions d’en prendre la vengeance.
DOM JUAN.- Au contraire, je vous y veux servir, et vous épargner des soins inutiles ; je suis ami de Dom Juan, je ne puis pas m’en empêcher, mais il n’est pas raisonnable qu’il offense impunément des gentilshommes, et je m’engage à vous faire faire raison par lui.
DOM CARLOS.- Et quelle raison peut-on faire à ces sortes d’injures ?
DOM JUAN.- Toute celle que votre honneur peut souhaiter, et sans vous donner la peine de chercher Dom Juan davantage, je m’oblige à le faire trouver au lieu que vous voudrez, et quand il vous plaira.
DOM CARLOS.- Cet espoir est bien doux, Monsieur, à des cœurs offensés ; mais après ce que je vous dois, ce me serait une trop sensible douleur, que vous fussiez de la partie.
DOM JUAN.- Je suis si attaché à Dom Juan, qu’il ne saurait se battre que je ne me batte aussi : mais enfin j’en réponds comme de moi-même, et vous n’avez qu’à dire quand vous voulez qu’il paraisse, et vous donne satisfaction.
DOM CARLOS.- Que ma destinée est cruelle ! Faut-il que je vous doive la vie, et que Dom Juan soit de vos amis ?